LIVRE VII MELLE DE GOURNAY (1565-1645) CHAPITRE [er VIE DE Melle DE GOURNAY Aux yeux de la postérité comme à ceux de ses contemporains, Melle de Gournay a eu le tort grave de vivre longtemps et de paraitre vieille prématurément. A vrai dire, par ses goûts, ses humeurs, son langage, la nature de son esprit, elle ne fut jamais tout à fait de son époque. Si l'on joint à cela qu'en France, en aucun temps, avant comme après Molière, on ne se montra tendre pour les femmes qui affichèrent trop volontiers leur savoir, il ne sera pas difficile de trouver les véritables causes de l'espèce de ridicule qui s'attacha à elle de son vivant et que son nom semble encore traîner après lui. On s'accoutuma de bonne heure à la considérer comme une radoteuse, parce qu'à l'âge où les audaces sont de mise, elle se fit résolument le défenseur des traditions et des souvenirs, et que les ardeurs de sa jeunesse se manifestèrent seulement dans la vivacité de la polémique, l'impétuosité de l'attaque ou de la riposte, la chaleur des convictions. Quand on commence dès le début à retarder de la sorte sur ses contemporains, il est fatal que ce retard s'accentue en se prolongeant et que le malentendu finisse par devenir énorme. Du pas que marchait Melle de Gournay, elle devait singulièrement rester en arrière et bientôt elle fit l'effet à tout le monde d'une sorte de représentant préhistorique des modes et des façons de jadis, une Sibylle c'est le mot dont on usait attardée à pester contre tout ce qui s'éloignait d'un idéal immobile. Au surplus, la bizarrerie de son humeur, souvent fantasque, ne servit guère à adoucir les boutades d'un naturel trop personnel pour n'avoir pas de défauts et trop franc pour les cacher. Un peu plus de circonspection eût sans doute fort amélioré les choses, Melle de Gournay n'était guère femme à se contraindre. Elle préféra batailler inutilement, presque seule contre tous, que transiger ou déposer les armes; et la lutte dura longtemps, pleine d'escarmouches heureuses, victorieuse parfois sur quelques points secondaires, mais maladroite dans l'ensemble des plans de campagne, stérile en dépit de l'entrain et du courage des passes d'armes. En résumé, qu'y avait-il au fond de ce différend entre Melle de Gournay et ses contemporains? Quelles divergences séparaient, au juste, les adversaires ? C'est ce que nous essaierons de dire, après avoir retracé le plus netteinent possible le cours d'une existence aussi longue et aussi diversement employée que le fut celle de cette savante fille. Bien que Melle de Gournay se complaise, à l'exemple de Montaigne, à donner sur son propre compte des détails circonstanciés, elle n'a précisé nulle part la date de sa naissance. On peut cependant déterminer exactement cette date si, comme le dit une de ses épitaphes, la docte fille mourut le 13 juillet 1645 « âgée de 79 ans, 9 mois et 7 jours ». Elle était donc née le 6 octobre 1565 et, ainsi qu'on en a fait la remarque, celle qui devait être plus tard la fille d'alliance de Montaigne eùt pu parfaitement être sa fille selon la nature, car c'est le temps où le philosophe prenait femme et épousait Françoise de La Chassaigne. Marie de Jars de Gournay vit le jour à Paris, ainsi qu'elle nous l'apprend elle-même, et fut l'aînée des enfants de Guillaume de Jars et de Jeanne de Hacqueville. Le père tirait son nom et son origine du bourg de Jars, près de Sancerre en Berry, et remplit l'office de trésorier de la maison du roi, en même temps qu'il avait la capitainerie et le gouvernement des châteaux de Rémy, Gournay et Moyenneville. « Il y avait eu des charges beaucoup plus belles, nous dit sa fille, mais d'autant que c'était par commission seulement, nous ne nous amuserons point à les noter. La maison de la mère était noble aussi, mais plus florissante, toutes deux apparentées et alliées de plusieurs bonnes et honorables familles en France et toutes deux catholiques ». Guillaume de Jars mourut jeune, laissant à sa veuve six orphelins en bas àge, et les guerres qui ravagèrent alors le pays vinrent réduire singulièrement les ressources de la famille. Pour vivre moins difficilement, la mère se retira en Picardie, à Gournay-sur-Aronde, et c'est là, « en ce lieu reculé des commodités d'apprendre les sciences par enseignement ni par conférence», que Marie de Gournay, seule, sans guide et sans maitre, commença son instruction. Au surplus, sa mère ne l'encourageait guère à pareille besogne qu'elle trouvait inutile et dangereuse; mais la curiosité d'esprit de la jeune fille était telle, sa force de volonté si grande que, dénuée de toutes ressources, elle apprit le latin sans grammaire, « à des heures pour la plupart dérobées, confrontant les livres de cette langue traduits en français contre les originaux ». Grâce à l'énergie de l'écolière, cette méthode réussit, parait-il, du moins pour le latin, car, pour le grec, Marie de Gournay dut renoncer à l'apprendre, bien que quelqu'un lui en eût montré la grammaire. Elle lut avidement tout ce qu'elle avait sous la main, sans choix et sans méthode, et c'est ainsi qu'elle lut les Essais. Le livre de Montaigne était alors en sa fleur de nouveauté, plus alerte sinon plus profond qu'il devait être par la suite, et le succès, bien qu'éclatant, ne l'avait pas encore rendu populaire. Marie de Gournay le lut par hasard, et, comme elle était à l'àge des grands enthousiasmes, elle fut éblouie par cette philosophie si hardie et si sensée à la fois, par cette langue colorée, chaude, captivante par ses images et par ses ressauts. Non seulement elle mit les Essais à leur juste prix, trait fort difficile à faire en tel àge, et en un siècle si peu suspect de porter de tels fruits, mais elle commença de désirer la connaissance, communication et bienveillance de leur auteur plus que toutes les choses du monde; tellement que, sur la fin du terme de deux ou trois ans qui se passa entre la première vue qu'elle eut du livre et celle de l'auteur, ayant reçu, comme elle lui voulait écrire, un faux avis qu'il était mort, |