CHAPITRE II CHARRON PHILOSOPHE. La dernière partie de la vie de Charron est beaucoup moins agitée que la première; les quelques années dont elle se compose s'écoulèrent seulement dans deux villes, Cahors et Condom, sauf divers séjours à Bordeaux ou à Paris. Charron ne semble plus alors être saisi de cette ardeur de prosélytisme qui le poussait jadis de chaire en chaire et il essaie de se ménager maintenant une existence tranquille, plus conforme aux besoins de son àge et de son esprit apaisé. S'il prêche encore, et parfois même trop fréquemment à son gré, il n'est plus exclusivement orateur et livré tout entier aux emportements de l'éloquence. Entre temps, il s'est découvert écrivain et le succès qu'a obtenu son premier livre a donné à son activité intellectuelle une autre direction. La plume a été, pour ainsi dire, le balancier de sa pensée ; c'est elle qui en règlera l'allure et la gardera des exagérations. Charron a pris goût à la préparation solitaire des livres et il s'y abandonnera plus volontiers qu'aux éclats de la parole publique, séduisante mais trompeuse. Cependant, il ne renonce pas à celle-ci, soit par métier, soit par inclination secrète. Mais l'orateur fait place, en lui, au philosophe, et la transformation est trop importante pour qu'il ne soit pas utile de la signaler nettement dès le début. Ainsi que nous l'avons dit, Antoine d'Ebrard de Saint-Sulpice, évêque et baron de Cahors, ayant lu la première édition anonyme des Trois vérités, avait voulu en posséder l'auteur auprès de lui. Il se l'était attaché en qualité de vicaire général et de théologal de son église, et c'est à Cahors que Charron, tout en vaquant à ses fonctions de prédicateur, avait préparé cette seconde édition des Trois Vérités avec réponse aux huguenots dont il a également été question auparavant. A peine avait-il achevé cette révision depuis quelques mois il en adressait le manuscrit le 24 octobre 1594 à son imprimeur, Simon Millanges, de Bordeaux, et le livre parut au commencement de 1595 que Charron était député à l'assemblée générale du clergé de France qui devait se tenir à Paris, à la fin de cette même année. C'était la première fois que le clergé catholique se réunissait ainsi sous le règne de Henri IV. Dix ans auparavant, le roi Henri III en avait accordé d'avance la permission pour le 25 juillet 1595, mais les troubles qui agitaient encore certaines provinces n'avaient pas permis d'exécuter ce projet à sa date précise. Dans l'intervalle, les passions se calmèrent et le pape, en donnant l'absolution au roi, leva le dernier obstacle qui s'opposait à la réunion du clergé. Les députés purent donc s'assembler, le lundi 6 novembre 1595, au couvent des Augustins de Paris et nul ne devait s'étonner de trouver Charron parmi eux pour représenter sa province ecclésiastique. Par son livre, en effet, Charron s'était efforcé de contribuer à l'union des Français sous le pouvoir d'un prince brave et généreux, au sein d'une religion modérée et large, et on a eu raison de dire que l'ouvrage, à sa manière et sous sa forme grave, avait servi la même cause que la Ménippée, celle de la restauration royale et du rétablissement de l'autorité. A ce titre, la place de l'écrivain était marquée auprès des prélats qui allaient examiner les affaires du clergé de France. L'assemblée connaissait assurément et appréciait les mérites de Charron, car, deux jours après son ouverture, le 8 novembre, dans sa séance de l'aprèsmidi, elle le désignait pour le premier de ses secrétaires. De ce moment commença pour le nouveau secrétaire une vie fort occupée, non qu'il paraisse avoir joué, dans la réunion, un rôle prépondérant, mais il s'acquitta avec scrupule des fonctions qu'on lui avait confiées et tàcha de mettre dans leur exercice les qualités d'assiduité qu'on attendait de lui. L'assemblée avait fort à faire et tenait le plus souvent deux séances par jour. Bien des questions de discipline ou d'administration ecclésiastiques sollicitaient son attention; il lui fallait essayer de porter remède aux abus, mettre un terme aux irrégularités, assurer pour l'avenir l'exacte observation des règles et, en particulier, la perception des décimes. Charron prit consciencieusement sa part de toutes ces besognes. << Nous sommes affolés d'affaires matin et soir et entrons à six heures du matin », écrit-il à son ami La Rochemaillet, alors que les séances touchent déjà à leur fin. En sa qualité de secrétaire, il devait en effet dresser les procès-verbaux de l'assemblée et en résumer les décisions. L'exactitude était pour cela le premier des devoirs et elle semble n'avoir pas fait défaut à Charron. Nous apprenons par une quittance du 15 juin 1596, portant reçu des sommes qui lui avaient été allouées, que Charron se mit en route pour Paris le 15 septembre 1595, qu'il assista à l'assemblée tout entière jusqu'à la clôture, le 31 mai 1596, et qu'ensuite il resta huit jours encore « pour achever de faire signer et expédier les procès-verbaux, mandements et autres expéditions d'icelle assemblée ». Tout cela formait un total de 283 jours de présence, y compris le voyage tant à l'aller qu'au retour, pour lesquels Charron toucha une indemnité de 1420 écus, à raison de 5 écus par jour. Ajoutons que Charron fut chargé, en sa qualité de secrétaire, de transmettre au pape l'épitre latine que les membres de l'assemblée lui adressèrent avant de se séparer. Telles étaient en résumé les fonctions multiples et absorbantes auxquelles il dut se livrer pendant plusieurs mois. Elles ne le prirent pourtant pas au point de lui ôter tout loisir. Se retrouvant dans la ville qui avait vu ses débuts d'orateur, Charron ne put résister au plaisir de faire entendre de nouveau sa voix dans l'une de ces églises de Paris où jadis elle avait été goûtée. Il prêcha à Saint-Eustache le jour et le surlendemain de la Toussaint de 1595, puis, heureux sans doute du succès retrouvé, il prêcha le Carême suivant. Ce furent là ses derniers sermons à Paris et peu après l'orateur regagnait sa province, non 1. Bibliothèque nationale, Cabinet des titres, Pièces originales, vol. 689, dossier Charron, pièces 19 et 20. sans incident, car, à Orléans, son valet lui déroba son avoir et le laissa sans un liard », si bien que, pour continuer sa route, il dut recourir à la bourse d'un de ses collègues à l'assemblée du clergé, Jacques Des Aigues, conseiller clerc au Parlement de Bordeaux, qui cheminait avec lui. Si Charron ne trouva pas tout à fait à Cahors l'existence qu'il souhaitait, il revint du moins dans un milieu assez favorable pour que ses goûts littéraires pussent s'y développer à l'aise. Vieille cité d'aspect archaïque, enserrée par le Lot à peu près de toutes parts et dominée par des rocs abrupts et nus, Cahors conserve encore la physionomie agreste et rude que Charron dut lui connaitre, avec sa gigantesque tour du Pape, sa vieille église des Cordeliers, son pont de Valentré flanqué de tours carrées. La partie basse de la ville, celle qui s'était groupée autour de la cathédrale, de l'évèché, de l'université, subsiste encore telle qu'il y a trois siècles, gardant ses maisons à terrasses, hautes, massives et sombres, ses ruelles étroites et enchevêtrées, ses badernes, son pittoresque et son charme frustre d'autrefois. Mais le ciel, bleu et pur, est d'une douceur singulière dans cet endroit où, comme le dit Marot, Le soleil non trop excessif est, Par quoi la terre avec honneur s'y vêt |