LIVRE VI PIERRE CHARRON (1541-1603) A. M. HENRI BARCKHAUSEN, Correspondant de l'Institut, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux. LIVRE VI PIERRE CHARRON (1541-1603) CHAPITRE Ier CHARRON PRÉDICATEUR ET POLÉMISTE On peut dire de Pierre Charron, en appliquant une fois de plus un mot qui a servi bien souvent, qu'il est plus célèbre que connu son nom est presque populaire et ses livres restent dédaignés. Non seulement sa statue se voit sur l'une des façades de l'Hotel-de-ville de Paris, mais encore son nom donné à l'unc des voies fréquentées de la capitale n'a pas peu contribué à conserver son souvenir. Pour Charron comme pour tous ceux qui approchèrent Montaigne, l'amitié du grand homme fut vraiment un bienfait; il se présente à la postérité sous cet illustre patronage et on aime à le placer dans le voisinage immédiat de Montaigne, comme le confident des dernières années et le continuateur de la pensée du maitre. Est-ce bien là sa vraie place? et ne se trompe-t-on pas en le jugeant ainsi? Jusqu'à quel point Charron fut-il l'ami de Montaigne et le prolonge-t-il? C'est ce que nous voudrions dire et, en examinant sa vie et ses livres, déterminer exactement. Sainte-Beuve, qui a étudié Charron de près, déclare que l'intérieur de cette vie nous échappe» et que << nous ne voyons que les résultats »; puis, revenant un jour comme il aimait à le faire sur le portrait déjà tracé, le critique àjoutait encore que Charron était << un problème psychologique et biographique non encore résolu ». Sans prétendre expliquer toutes les variations de cet esprit en somme assez incertain, tour à tour ligueur et sceptique, ascétique et moraliste, nous essaierons de fixer son caractère tel qu'il nous paraît se dégager de l'histoire de l'homme et de l'analyse de ses écrits 1. Pierre Charron naquit à Paris, sur la paroisse de Saint-Hilaire, en 1541, huit ans après la naissance, en Périgord, de Michel de Montaigne. Son père, Thibaud Charron, était libraire rue des Carmes, près du collège des Lombards, et sa mère, Nicole de La Barre, descendait sans doute d'un autre libraire, nommé aussi Nicole de La Barre, dont on connaît quelques publications gothiques. Thibaud Charron fut marié deux fois de son premier mariage il eut quatre enfants, et du second, avec Nicole de La Barre, vingt-et-un, dont Pierre. Cette nombreuse postérité devait, dit-on, disparaître sans laisser de 1. La principale source de la biographie de Charron est l'Éloge que lui a consacré son ami Gabriel-Michel de La Rochemaillet et qui vient d'être heureusement complété par la publication des lettres inédites de Charron à La Rochemaillet, découvertes et annotées fort soigneusement par M. Lucien Auvray (Revue d'histoire littéraire de la France, 1894, p. 308). C'est de ces deux travaux que sont tirés les faits qui suivent et dont l'origine n'aura pas été autrement indiquée. descendants màles, mais deux d'entre les fils de Thibaud Charron s'étaient adonnés au métier de leur père. L'un, Jean, l'ainé du premier lit, exerçait dès 1565, et, par allusion à son nom, avait choisi pour sa marque un charron travaillant à une roue; l'autre, également nommé Jean, mais issu du second lit, avait sa boutique rue Saint-Jacques, à l'enseigne de l'Arche de Noé. Ceci montre donc que, si Pierre Charron vint au monde dans une famille dont les charges étaient lourdes, il grandit dans un milieu, sinon savant, du moins fort apte à apprécier l'étude et à favoriser les dispositions laboricuses de l'enfant. C'est ce qui arriva et ce qu'a parfaitement mis en lumière le premier biographe de Charron, le jurisconsulte angevin Gabriel Michel de La Rochemaillet, qui non content de donner ses soins à la seconde édition de la Sagesse, après la mort de l'auteur, fit précéder la troisième d'un très important Éloge de Pierre Charron, presque toujours réimprimé en tète depuis lors. « Combien que ses père et mère, dit La Rochemaillet, n'eussent grands moyens pour entretenir un si grand nombre d'enfants, si est-ce que reconnaissant que leur fils Pierre était étrenné favorablement de nature d'un bel esprit, docile et capable de grandes choses, ils eurent soin de le faire bien instruire dès son jeune àge aux bonnes lettres; tellement qu'ayant appris en peu de temps les langues grecque et latine, dont y avait lors de célèbres professeurs en l'Université de Paris, il fit bonne provision des sciences libérales et humaines, et même de la logique, éthique, physique et métaphysique; et, depuis, il étudia en droit civil et |